Ancien analyste extra-financier, Romain Briat est aujourd’hui directeur du centre Purpose à HEC, qui vise à éveiller les étudiants au sens de leur mission personnelle et à les former à la raison d’être des organisations. À travers une relecture de ses années d’études et de son cheminement personnel, il nous livre une réflexion sur la si célèbre « quête de sens » dans le monde professionnel.
Les années d’études ont été d’une richesse inouïe. Elles ont nourri ma conscience des enjeux sociaux et environnementaux et, comme chez tant d’autres jeunes, révélé une soif immense d’agir sur eux. Dans ces « grandes écoles », l’idéalisme et l’ambition fleurissent : mon métier aura du sens, ou il ne sera pas. Je faisais mienne la formule de Saint-Exupéry : « Le bagne réside là où des coups de pioche sont donnés qui n’ont point de sens, qui ne relient pas celui qui les donne à la communauté des hommes ». Le paradis, c’est les autres ; l’enfer, c’est le non-sens.
D’autres expériences ont apporté des nuances nouvelles. L’initiative de UP for Humanness – portée par la présente revue – est de celles-ci. La démarche, vécue pendant mes études, propose d’associer réflexion collective et rencontres. Elle fait honneur aux deux : la réflexion n’est pas d’abord « débat » mais recherche de fond, sur des sujets transversaux. Et les rencontres sont fortes : nous avons notamment passé une journée avec des enfants porteurs d’un handicap et leurs parents. Nous avons pris le temps – d’échanger, mais surtout d’être avec, de faire avec. Cela fut une immense respiration. Qu’apporte une telle démarche ? Le travail de la réflexion et le cadeau de la rencontre permettent, il me semble, d’aller au-delà du sens comme seule « bonne intention ». Elles lui en donnent les moyens. Pour que la recherche de sens porte du fruit, il faut cultiver la capacité à penser par soi-même et l’expérience du réel. Bref : élargir la pensée et remettre les pieds sur terre.
Pourquoi est-ce si indispensable d’atterrir ? Je pense avoir été menacé par deux illusions : celle du conformisme de la réussite, puis celle du conformisme du sens pris comme un absolu. La seconde est plus pernicieuse : « Je veux changer le monde ». En quoi est-ce un problème ? J’ai remarqué que, trop pur, l’idéal avait réduit le champ des possibles : une infime partie des métiers trouvaient grâce à mes yeux, et je n’assumais pas le mien. Mes projections, trop belles pour être vraies, étaient des raccourcis pour la vie réussie – en fait, des impasses. La bonne intention, trop pure et trop désincarnée, se muait en passion triste.
Car le sens n’est pas seulement en certains lieux ou dans certains métiers. Certes, les initiatives radicales sont indispensables pour faire advenir « un monde plus humain ». Mais celui-ci n’adviendra jamais si l’on disqualifie a priori le reste du monde ! Si l’on condamne au lieu d’espérer, juge au lieu de rencontrer, exclut au lieu de transformer. Au fond, en dehors de certaines désertions nécessaires, la liberté n’est pas l’évasion mais la traversée du monde. L’homme révolté est certes celui « qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » Camus nous le rappelle : nos « non » les plus radicaux doivent être fondés sur un « oui » plus ferme encore. Il s’agit donc surtout de découvrir ce qui nous anime profondément. Et de s’en approcher, pas à pas.
Car ce « monde plus humain » doit d’abord avoir lieu en soi, et à petite échelle autour de soi – seule chance pour qu’il advienne ailleurs. Ancrons-nous dans le réel pour trouver des points d’inflexion. Il y a déjà des actes à poser : une prise de parole engagée dans mon entreprise, un service à rendre autour de moi. Abandonnons l’obsession (narcissique ?) d’un sens général et parfait. Aux jeunes : renonçons, parfois, à porter un fruit immédiat. Cette approche n’est pas une capitulation ; elle offre une liberté nouvelle, et la possibilité d’une progression réelle.
À condition de patience et d’efforts. Car comment puis-je prétendre faire le bien si je ne fais pas d’abord bien les choses ? Et faire un grand bien si je n’en fais pas d’abord un petit ? Tel est le défi : s’avancer sur la ligne de crête entre un engagement toujours plus fort au service de ce qui m’anime, et le lâcher prise sur ce qui ne dépend pas de moi. Ainsi : lorsque je ne peux tout changer, changer la manière dont j’agis. Oser participer à l’organisation dans laquelle je suis, tout en nourrissant une réflexion critique qui prépare des décisions concrètes. Qu’on ne puisse dire : « les jeunes ont les mains propres, mais ils n’ont pas de mains. Ils veulent un sens parfait, mais il est sans visage ». Le seul sens vraiment humain est celui qui est à ma mesure.
Oui, le paradis, c’est le réel, c’est bien les autres. Non pas les autres que je sauve, « cibles » de mon « impact » ! Les autres en ce qu’ils m’enseignent et m’ouvrent à la vie.
« Je pense qu’on doit aimer la vie par-dessus tout.
– Aimer la vie, plutôt que le sens de la vie ?
– Certainement. L’aimer avant de raisonner […] ; alors seulement on en comprendra le sens. »
Les Frères Karamazov
Romain Briat
Diplômé de Sciences Po et de l’ESSEC (Chaire Innovation et Entrepreneuriat social), Romain Briat est directeur exécutif du centre Purpose à HEC, qui veut ouvrir la voie à « un leadership conscient et engagé pour un capitalisme responsable, à travers la recherche et l’enseignement ».