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Le travail : le dû, ou la rançon de l'existence ?

Dernière mise à jour : 17 juil. 2024


« Combien l’humanité serait plus heureuse, si au lieu de considérer le travail comme la rançon de l’existence, elle le considérait comme le dû », disait bellement Rodin[1], ajoutant qu’il aimait tellement son métier, qu’il aurait volontiers payé pour avoir le droit de sculpter. Soit, mais considérer le travail comme un dû n’est possible que si, n’en déplaise à l’origine étymologique du mot qui voudrait qu’il fût une torture[2], il est possible d’aimer son travail. Or la chose me semble aujourd’hui devenir rare, l’hypothèse que je soumettrai ici à la critique est que cela vient du fait que le travail est de moins en moins un métier, de plus en plus un emploi.

 

Car autre chose est le métier, autre chose l’emploi. Il est possible d’aimer le premier. Guère le second. Le premier peut être pour l’être humain qui l’exerce l’un des moyens de son accomplissement terrestre ; le second ce qu’il faut bien trouver pour avoir le droit de séjourner sur cette terre si l’on n’a pas la chance d’être rentier. Il peut arriver que le métier soit vécu comme un dû. L’emploi l’est trop souvent comme une rançon.

 

Le modèle proposé de tout métier est bien sûr le modèle artisanal (ou artiste). Or on sait que le corps du violoniste n’est pas celui du pianiste, de même que le corps du marathonien n’est pas celui du nageur (qui hors du bassin se métamorphose en albatros baudelairien maladroit, que ses bras de géants empêchent de marcher). Il y a donc une heureuse déformation professionnelle, qui doit peu à l’enseignement théorique, mais beaucoup à celui de l’empirie. Il faut donc du temps pour arriver jusqu’au cœur de son métier. L’expérience, la pratique, la patience et la longueur du temps, l’observation et les conseils des anciens, font que petit à petit il devient une sorte de seconde nature. Alors on s’incorpore son métier : ses ficelles, ses règles, ses us et ses coutumes, ses secrets, ses mots – car comme P. Perret l’a montré dans un beau livre[3], les cordonniers, les garagistes et les luthiers ont leurs mots qu’eux seuls ont forgés – et on y ajoutera : les psychanalystes, les cuisiniers, les comédiens. Il arrive alors que le plaisir de sa maîtrise, voire d’une certaine virtuosité dans son exercice, fasse oublier la peine et la fatigue qui son l’inévitable cortège de tout travail, et qu’en effet à côté de l’amour le métier devienne l’un des moyens de l’accomplissement de soi.

 

Or il semble qu’aujourd’hui le monde du travail, géré par des gestionnaires aveugles à la notion de métier et exigeant de tous une polyvalence, une adaptabilité, une mobilité toujours plus grandes, soit un monde où n’existent plus que des emplois. Il faudrait être capable de changer de travail plusieurs fois dans sa vie, et si l’on n’en change, de le faire à la fin de sa carrière d’une toute autre façon qu’en son début. Et voilà le commis boulanger, que son patron ne peut garder, d’être employé par la grande surface du coin où s’effrangera peu à peu l’estime qu’il avait de lui : à quoi lui sert sa connaissance du pain, puisqu’il passe ses journées à faire chauffer de mauvaises baguettes prédécoupées, à ranger des pains au chocolat et des mille-feuilles industriels quand il ne remplit pas à genoux les rayons de bricolage ? Comment le métier pourrait-il être vécu comme le dû de son existence, par l’infirmière qu’on oblige à travailler « en mode dégradé », à passer de plus en plus de temps devant l’ordinateur à « encoder » les actes thérapeutiques » au point de n’en plus guère avoir pour écouter, des vieilles patientes, « c’que leurs pauvres mains racontent (Brel) » ? Le sera-t-il plus, par l’universitaire qui tous les cinq ans doit « renseigner » des dizaines de tableaux Excel, pour que l’Agence d’évaluation de la recherche en de l’enseignement supérieur évalue ses « marges de progression », au point qu’il peut lui sembler que le faire-savoir importe désormais plus que le savoir-faire ?

 

Tout se passe comme si les temps exigeaient que le violoniste se mette au piano, le boulanger à la boucherie, le neurochirurgien à l’informatique, le soignant au management – et que tous parlent la même novlangue, saturée d’acronymes et de paroles gelées. De là, un sentiment de déracinement comme S. Weil sut si bien dire, tout se passant comme si nombre de travailleurs aimant leur métier étaient à la recherche du cœur dudit métier comme Mme de Rénal à la recherche du cœur de Julien Sorel. Cœur si proche, en même temps si loin… Cette inquiétude, ce désarroi sont palpables et selon nous le fruit d’une société fondée sur le modèle du contrat – qui est à peine une société puisqu’elle tend à faire des humains des monades indifférenciées, chacune n’étant mue que par le calcul de son intérêt propre. Cette société inclura les calculateurs habiles – mais laissera inévitablement sur le bord du chemin les dépassés, les lents, les fidèles, les minutieux, les nostalgiques, les timides, les craintifs.

 

Sommes-nous en train de nous laisser aller à certaine passion nostalgique – et l’on sait que le geste nostalgique est toujours précédé d’un geste d’idéalisation du passé ? Pas nécessairement, et son éloge de l’enracinement n’empêcha pas S. Weil de dire la nécessité d’un certain déracinement. On ne résistera pas au processus d’indifférenciation, de marchandisation et de perpétuelle transformation du monde du travail par un repli identitaire sur les immémoriales « règles de l’art », car on sait que le repli est toujours source de violences.

 

Mais on voudrait qu’aux travailleurs fût permis un équilibre entre la fidélité et l’innovation, entre l’organisation et l’improvisation, la certitude et l’incertitude, l’habitude et l’événement, le retour du même et la surrection de l’autre, la circularité et la linéarité. Or cet équilibre s’est perdu, pourtant très nécessaire aux humains, pour cette raison que sans habitudes ils ne sauraient accueillir l’événement, privés de toute circularité ils vivraient la linéarité comme une errance, sans nulle fidélité ils ne pourraient goûter les charmes de la novelleté, sans un minimum d’enracinement ils ne vivraient pas le déracinement comme une liberté.

Honorable nous semblerait le combat pour la réinvention dans le monde du travail de cet équilibre perdu, combat susceptible de rendre ce monde plus humain. Y vivant de nouveau leur travail comme un métier plutôt que comme un emploi, les être humains auraient le bonheur de pouvoir le considérer comme le dû de leur existence plutôt que comme sa rançon.



Éric Fiat

Spécialiste des questions d’éthique médicale, il enseigne la philosophie à l’université Paris-Est de Marne-la-Vallée. Après avoir notamment publié un Petit Traité de dignité (Larousse, 2012), il fait paraître Ode à la fatigue aux Éditions de L’Observatoire en 2018.




[1] Rodin, Les cathédrales de France, Armand Colin, 1921, p. 6.

[2] Travail vient comme on sait du latin tripalium, instrument de torture à trois pieux dont on se servait pour ferrer les chevaux récalcitrants.

[3]  P. Perret, Le parler des métiers, Robert Laffont, 2003.

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